En 2023, 37% des Français ont été confrontés à des pénuries de médicaments selon une commission d’enquête du Sénat. Déclin de la production française, fragilité des chaînes de production, stratégie commerciale des laboratoires… Les problèmes d’approvisionnement s’expliquent par divers facteurs. Décryptage.
En 2023, 37% des Français ont été confrontés à des pénuries de médicaments selon une commission d’enquête du Sénat. Déclin de la production française, fragilité des chaînes de production, stratégie commerciale des laboratoires… Les problèmes d’approvisionnement s’expliquent par divers facteurs. Décryptage.
Par Chrystèle Reynier - Publié le 06/02/24
Près de 5000 signalements de médicaments en rupture ou risque de rupture en 2023
Après 3761 signalements de médicaments en rupture ou risque de rupture enregistrés en 2022 en France selon l’ANSM (Agence de sécurité du médicament et des produits de santé), la situation s’est encore aggravée en 2023. 4925 signalements ont été effectués, soit une hausse de 30,9% en un an. Il est à noter toutefois qu’un même médicament peut faire l’objet de plusieurs signalements au cours d’une même année, explique l’organisme.
Toutes les gammes de produits sont concernées par les problèmes d’approvisionnement. L’hiver 2022-2023 avait notamment été marqué par des pénuries de paracétamol, en raison de l’explosion des maladies saisonnières, et des pénuries d’amoxicilline, dont la France est une grande consommatrice. Début 2024, la situation s’est améliorée pour cet antibiotique selon le bilan de l’ANSM. En janvier 2024, ce dernier notait parmi les médicaments d’intérêt thérapeutique majeurs particulièrement représentés dans les signalements : les médicaments cardio-vasculaires, les médicaments du système nerveux, les anti-infectieux et les anti-cancéreux.
Les difficultés d’accès aux médicaments ne sont pas nouvelles. "Cela fait dix ans que les pénuries se font sentir, mais le phénomène est en augmentation et surtout on n’en voit pas la fin", explique Catherine Simonin, membre de France Assos Santé, organisation représentant les patients et les usagers du système de santé, interrogée par le journal Le Monde. Mais la situation a commencé à s’aggraver en 2018, avec un nombre de signalements passant de 538 en 2017 à 871, et a continué de s’amplifier depuis. 1504 signalements été enregistrés en 2019, puis 2446 en 2020, avant de redescendre légèrement à 2160 en 2021. On en comptait que 89 en 2010.
En 2023, 40% des signalements ont nécessité des mesures pour garantir la couverture des besoins des patients, à savoir un contingentement quantitatif et qualitatif, comme la réservation de stocks pour certaines indications, ou encore des importations de médicaments similaires provenant de pays étrangers.
Une pénurie multifactorielle
Les problèmes de stocks s’expliquent par de multiples facteurs. Les causes sont variables d’une situation à l’autre, et même souvent "entremêlées", souligne la journaliste Zeliha Chaffin dans le journal Le Monde. Elle cite l’exemple de la pénurie de pilules abortives qui a touché la France au printemps 2023. "Une erreur humaine lors d’une commande de principe actif avait alors provoqué des tensions d’approvisionnement sur le Gymiso. Au même moment, les livraisons du Misoone, son seul substitut, étaient suspendues après une alerte lors de contrôles de qualité". Parmi les différentes explications possibles aux ruptures de stocks, l’ANSM cite ainsi "les difficultés lors de la fabrication des matières premières ou des produits", ou encore "des défauts de qualité".
Un déclin de la production française
En parallèle, dans un contexte de vieillissement de la population et de hausse de la demande mondiale, les capacités de production manquent, et notamment en France. Autrefois premier producteur européen, le pays est descendu à la cinquième place en 2020.
Si 271 usines sont présentes sur le territoire, ces équipements sont essentiellement centrés "sur la production secondaire, celle de formulation et de conditionnement, moins sur la production primaire, celle des principes actifs, les molécules qui soignent", explique le journaliste Julien Cottineau au sein de L’Usine nouvelle. À l’exception de Sanofi, Pierre Fabre et Servier, la grande majorité des intervenants français et européens dépendent des importations de principes actifs en provenance de la Chine et de l’Inde, qui "en plus d'être des pays producteurs de médicaments deviennent d'importants consommateurs", souligne francetvinfo. Les deux pays à bas coût ont profité de la délocalisation opérée par les laboratoires pharmaceutiques européens au cours des dernières décennies. La Chine et l’Inde produisent 80% des principes actifs des médicaments dans le monde.
Ainsi, suite à quatre décennies de délocalisation, la part des médicaments produits en France ne dépasse pas un tiers de la consommation selon le rapport "Pénurie de médicaments : Trouver d’urgence le bon remède" de la Commission d’enquête du Sénat, publié en juillet 2023. Également, la France n’attire plus la production de médicaments innovants, coûteux, et les industriels implantés sur le territoire se tournent de plus en plus vers l’export, plus fructueux.
Des chaînes de valeur vulnérables
À la perte de compétitivité française, s’ajoute la fragilité des chaînes de valeur du médicament, explique la Commission d’enquête du Sénat. "Le recours croissant à la sous-traitance augmente les risques de rupture d’approvisionnement et limite la visibilité sur les différents maillons de la chaîne", notent les auteurs du rapport.
Aussi, le secteur souffre d’une forte concentration de la production. La dépendance à un faible nombre de fournisseurs étrangers de principes actifs ne permet pas la substitution en cas de problème de stock.
La production à flux tendu également ne permet pas d’absorber les éventuelles perturbations.
En parallèle, les chaînes de production et de distribution "pensées à l’échelle mondiale" doivent "aussi gérer les tensions géopolitiques grandissantes, comme la guerre en Ukraine ou une possible crise à Taiwan, ainsi que les conséquences imprévisibles et dévastatrices du dérèglement climatique", explique Bernard Bégaud, professeur émérite de pharmacologie à l’université de Bordeaux et président du conseil scientifique du GIS EPI-PHARE (ANSM/Cnam), interviewé par Les Échos.
Les stratégies des laboratoires
La financiarisation du secteur pharmaceutique et la stratégie des laboratoires sont également en cause. Si la pénurie touche toutes les familles de produits, « 70% des déclarations de rupture concernent les médicaments dont l’autorisation de mise sur le marché (AMM) a été octroyée il y a plus de dix ans", pointent les auteurs du rapport du Sénat. En effet, le modèle économique du secteur a changé. Les laboratoires se détournent des produits matures, dont les brevets sont libres, parfois déclinés en génériques et moins rentables, au profit des produits innovants, plus lucratifs.
Un ensemble de mesures à court et long termes
Pour éviter une situation semblable à celle de l’hiver 2022-2023, sous l’impulsion du ministère de la Santé, les principales organisations de pharmaciens et de l’industrie pharmaceutique ont signé une charte de bonnes pratiques en novembre 2023. Parmi les principaux points figurent : la promesse de mieux partager les données relatives à la disponibilité des médicaments ; l’engagement des industriels à privilégier les ventes aux grossistes-répartiteurs, qui en tant qu’intermédiaires entre industriels et pharmacies assurent une meilleure régulation des stocks ; et l’engagement des pharmaciens de ne pas commander de stocks supérieurs à leurs besoins. La mise en application de cette charte a notamment eu des effets positifs dans le réapprovisionnement des pharmacies sur certaines références en Amoxicilline selon les indicateurs de l’ANSM datant de début janvier 2024.
Les autorités sanitaires, dont l’ANSM, voient également leur champ d’action renforcé dans la lutte contre les tensions à travers la loi de financement de la sécurité sociale pour 2024. L’ANSM peut par exemple imposer un contingentement ou un circuit de distribution spécifique à un laboratoire. Elle peut aussi requalifier un médicament en "médicament d’intérêt thérapeutique majeur", avec l’obligation pour une entreprise pharmaceutique de chercher un repreneur, en l’absence d’alternatives thérapeutiques, en cas d’arrêt de la commercialisation.
Le gouvernement français a également présenté en juin 2023 un plan de lutte contre la pénurie de médicaments, avec parmi ses objectifs la relocalisation de la production. En parallèle, une liste de médicaments essentiels, autour desquels articuler les priorités de relocalisation, a été établie. L’État vise aussi à accroître les efforts d’innovations à travers le plan Innovation Santé 2030, annoncé en octobre 2021 et doté de 7,5 milliards d’euros.
Principales sources utilisées pour la rédaction de cet article :
· ""Pénuries de médicaments : pharmaciens et industriels s'engagent à s'organiser", lesechos.fr, 22 novembre 2023.
· "Plan hivernal : point de situation sur l'approvisionnement des médicaments majeurs de l'hiver", ansm.sante.fr, 26 janvier 2024
· Chaffin Zeliha, "Pénurie de médicaments : une crise qui perdure, résultat d’une chaîne de causes industrielles et commerciales", lemonde.fr, 11 septembre 2023
· Chaffin Zeliha, "Pénuries de médicaments : une crise sans fin", lemonde.fr, 27 janvier 2024
· Clinkemaillié Tifenn, "Pénurie de médicaments : les difficultés ont persisté l'an dernier", lesechos.fr, 26 janvier 2024
· Cottineau Julien, "Le casse-tête de la France pour atteindre la souveraineté dans la production de médicaments", usinenouvelle.fr, 11 avril 2023
· La Provöté Sonia de, "Pénurie de médicaments : Trouver d’urgence le bon remède – Rapport – L’essentiel", senat.fr, 4 juillet 2023
· Le Borgne Brice, "Les pénuries de médicaments ont pris de l'ampleur en France : on vous explique pourquoi en cinq graphiques", francetvinfo.fr, 9 septembre 2021
· Morel Florence, "L'article à lire pour comprendre la pénurie de médicaments en France", francetvinfo.fr, 20 février 2023
· Poullennec Solenn, "Médicaments : des signes positifs sur le front des pénuries", lesechos.fr, 15 janvier 2024, p.
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