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Des pénuries de médicaments courants sont de plus en plus observées en France. Si une hausse des prix peut favoriser la production de produits génériques, la situation apparaît plus contrastée pour les autres types de traitements.

 

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Des pénuries de médicaments courants sont de plus en plus observées en France. Si une hausse des prix peut favoriser la production de produits génériques, la situation apparaît plus contrastée pour les autres types de traitements.

Par Renaud Hammamy - Publié le 13/02/24

 

Passée de première à cinquième productrice de médicaments en Europe, la France a vu sa dépendance au reste du monde s’accroître avec les délocalisations. La responsabilité de la situation incombe tant aux pouvoirs publics qu’aux stratégies des acteurs du secteur pharmaceutique.

Des prix fortement régulés et orientés à la baisse

En 2021, d’après Challenges, 94 % du chiffre d’affaires du secteur du médicament en France était généré par les produits régulés, dont le prix et le taux de remboursement par la Sécurité sociale sont négociés avec les laboratoires. Ces derniers s’appuient fortement sur l’export (49 % du chiffre d’affaires total) pour améliorer la rentabilité de leurs médicaments : les tarifs s’avèrent en moyenne 13 % plus élevés en Europe que dans l’Hexagone, avec des pics à plus de 20 % pour le Danemark et le Royaume-Uni. La France a ainsi mené une politique de baisse du prix des médicaments (-40 % depuis 2000 et –24 % depuis 1980) favorable aux patients et aux comptes de la Sécurité sociale, mais potentiellement néfaste du point de vue de la production sur le sol national. Pour l’économiste Frédéric Bizard, "la régulation purement comptable, déconnectée des besoins de santé, a eu des effets délétères : le médicament, comme l’hôpital, est à l’os."

Signe de la priorité budgétaire sur les enjeux industriels, la part du médicament dans le budget de la Sécurité sociale est passée de 12 % à 9 % entre 2010 et 2022, selon le Leem (fédération du secteur). Outre les baisses de prix, les entreprises du médicament doivent s’acquitter de la clause de sauvegarde, une taxe rétroactive sur leurs ventes qui pèsent sur leurs résultats : après 700 millions d’euros en 2021, celle-ci a atteint 1,1 milliard en 2022. Pour Bernard Bégaud, professeur émérite de pharmacologie à l’université de Bordeaux et président du conseil scientifique du GIS EPI-PHARE (ANSM / Cnam), "le prix de vente fixé aujourd’hui pour certains médicaments dits "matures" a tellement baissé qu’il est beaucoup trop faible pour permettre leur fabrication où que ce soit sur le sol européen."

Des disparités entre les catégories de médicaments

Tous les médicaments ne subissent pas cette situation de la même façon. La focalisation sur l’innovation médicale a au contraire amené la Sécurité sociale à réduire les prix des médicaments courants, dans une logique de compensation budgétaire. Au niveau global, les dépenses liées aux médicaments remboursés par la Sécurité sociale augmentent depuis 2017, avec une forte hausse entre 2021 et 2022 (+4 %). L’entrée sur le marché de "nouvelles molécules innovantes" serait à l’origine de cette dynamique. Tandis que les faibles prix des médicaments matures semblent contribuer aux pénuries, les nouveaux traitements bénéficient d’une rémunération coûteuse pour les finances publiques. Pour Bernard Bégaud, cette dichotomie doit être questionnée : "Est-il normal qu’un produit comme la prednisolone, corticoïde qui rend un service parfois vital aux patients, soit vendu 3 euros la boîte… soit le prix d’un café à Paris ? En parallèle, on débourse des sommes déraisonnables pour certains traitements ne présentant qu’une amélioration du service médical rendu très marginale, au seul motif qu’ils sont dits "innovants". De mon point de vue, il y a là un problème moral."

Le gouvernement prend des mesures pour le secteur

De premières décisions ont été prises pour permettre une hausse des prix des médicaments et, à terme, faciliter une production sur le territoire français. Après la crise de Covid-19 en 2020, le gouvernement s’est engagé à laisser les dépenses consacrées au médicament augmenter de 2,4 % par an. La franchise médicale, payée directement par les patients, a été doublée, passant de 0,5 à 1 euro par boîte de médicaments. Le prix de l’amoxicilline, l’antibiotique le plus courant pour les angines, a été augmenté de 10 %. Cette mesure est critiquée par l’association France Assos Santé : "Les laboratoires sont donc financièrement incités à respecter leurs obligations d’approvisionnement et de stocks inscrites dans le Code de la santé publique !"

La clause de sauvegarde a en outre été plafonnée à 1,6 milliard d’euros pour 2023 et 2024, ce qui représenterait un effort de 500 millions d’euros de la part de l’État, d’après les estimations. Une commission a également été mise en place pour réfléchir au dispositif, et a proposé de limiter de façon permanente la clause de sauvegarde à 500 millions d’euros par an. Elle a toutefois été contestée par sa trop grande proximité avec les laboratoires. Enfin, le gouvernement a établi une liste de 450 médicaments critiques, qui pourraient bénéficier d’une revalorisation de prix.

Le prix n’explique pas tout

Les stratégies des entreprises du secteur ont également contribué à la déperdition industrielle et aux pénuries de médicaments. Afin de se focaliser sur le développement de molécules innovantes à forte rentabilité, Sanofi a ainsi délaissé les traitements standards. Avec l’externalisation croissante de la production, en particulier en Asie, le groupe a abandonné au tournant des années 2000 les usines de secours, utilisées en cas de défaillance d’un fournisseur. Les acteurs du domaine pharmaceutique affirment que les économies générées sur le plan industriel leur permettent d’investir dans les médicaments innovants. Pour l’économiste de la santé Nathalie Coutinet, il s’agit avant tout de choix stratégiques favorisant la création de valeur actionnariale : "Les laboratoires pharmaceutiques se sont fortement financiarisés. Les actionnaires disposent désormais d’un poids important dans les stratégies des firmes pharmaceutiques. Ce sont notamment des fonds d’investissement américains comme BlackRock ou Vanguard dont l’objectif est d’obtenir une rentabilité maximale." Cette évolution s’est accompagnée d’une focalisation vers les marchés de niche, au détriment des médicaments destinés au plus grand nombre.

La forte protection apportée par les brevets limite en outre la concurrence et empêche la diffusion de la production. Selon les laboratoires, les brevets permettent de rétribuer correctement l’innovation. Celle-ci est toutefois déjà fortement financée par l’argent public, et de plus en plus le fait de start-up rachetées par les grands acteurs du médicament. Pfizer avec BioNTech, Novartis avec le traitement Zolgensma ou encore Gilead avec le Sovaldi : ce type de situation se multiplie et interroge sur l’apport des laboratoires justifiant un tel niveau de protection des médicaments. Pour Olivier Maguet, qui a écrit sur le Sovaldi, "[les laboratoires] se contentent souvent de racheter ce brevet. Ils ne font que racheter une situation de rente financière." Même l’insuline, découverte en 1921, fait toujours l’objet de brevets.

Outre les transferts de recherche publique, l’innovation est financée par le crédit impôt-recherche. Pour Laurence Cohen, rapporteur de la Commission d’enquête du Sénat sur le médicament, "d’une certaine manière le médicament est payé plusieurs fois par l’argent public." Le médicament apparaît donc comme fortement subventionné, atténuant l’impact des faibles prix dans les problématiques de recul de la production française.

 Renaud Hammamy

 

 

 

Principales sources utilisées pour la rédaction de cet article :

·         Collombat Benoît, "Pénurie de médicaments : comment en est-on arrivé là ?", francetvinfo.fr, 24 septembre 2023

·         De Foucaud Isabelle, "La guerre des prix des médicaments relancée", Challenges, 21 septembre 2023, p.22-24

·         Poullennec Solenn, "La grande envolée des dépenses de médicaments", lesechos.fr, 26 mai 2023

·         Poullennec Solenn, "Le Sénat veut revoir la fixation du prix des médicaments pour lutter contre les pénuries", lesechos.fr, 6 juillet 2023

·         "Le gouvernement fait un geste en faveur des industriels du médicament et plafonne l'un de leurs prélèvements", latribune.fr, 20 septembre 2023

·         "Pénuries de médicaments : quelles causes et quels leviers d’action ?", lesechos.fr, 9 octobre 2023

Auteur :
Hammamy, Renaud
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